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John Ruskin et son guide Joseph Marie Couttet

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La rencontre improbable de John Ruskin, peintre et écrivain et de Joseph Marie Couttet, guide de montagne, et l’amitié indéfectible qu’ils tisseront entre 1844 et 1877.

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Joseph Marie Couttet (1792-1877) guide de montagne à Chamonix

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Dessin de John Ruskin représentant son guide en action

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Médaillon représentant Ruskin scellé en 1925 sur un bloc erratique au lieu-dit « Pierre à Ruskin ».

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Chalet-buvette (aujourd’hui disparu) près de la Pierre à Ruskin à Chamonix

    Né en 1819, John Ruskin est un jeune homme fragile, fils unique d’une riche famille londonienne. Lorsqu’il vient à Chamonix pour la première fois à l’âge de 14 ans, il tombe éperdument amoureux de la vallée. Peintre, il est extrêmement sensible aux beautés de la montagne mais n’est pas du tout attiré par l’alpinisme. Au contraire, il ira jusqu’à vilipender tous les ascensionnistes qu’il accuse de profaner les splendeurs que la nature a déposées devant leurs yeux. « Oui, vous avez méprisé la nature, vous avez méprisé toutes les sensations saintes et profondes de ses spectacles ! Les révolutionnaires français transformaient en étables les cathédrales de France. Vous, vous avez transformé en champs de courses toutes les cathédrales de la terre : les montagnes, d’où l’on peut le mieux adorer la divinité ! Votre unique conception du plaisir est de rouler en chemin de fer autour des nefs de ces cathédrales et de boustifailler sur leurs autels ! »

    Lors d’un séjour familial en 1844, son père, soucieux de lui assurer une bonne éducation, veut le mettre entre les mains d’un guide qui puisse le conduire « sur les montagnes mais avec interdiction de le mener dans les endroits dangereux ». Au bureau des guides, il demande Joseph Marie Couttet, 52 ans, un guide réputé pour sa parfaite connaissance des montagnes et sa grande expérience.
    Joseph Marie accepte, rassurant les parents en affirmant qu’il n’y a rien à craindre.

    Né en 1792, Joseph Marie Couttet possède une solide réputation de très bon guide expérimenté. Depuis sa ferme aux Pèlerins, il voit passer toutes les caravanes en route pour le mont Blanc. Il en réussira lui-même l’ascension treize fois, réchappant de justesse à l’horrible catastrophe de la caravane Hamel en 1820. Cette expérience dramatique, qui conduira à la création de la Compagnie des Guides, lui insuffle des qualités de prudence et de sagesse. Baptisé pour cela « Capitaine du Mont-Blanc », de prestigieux voyageurs le choisissent volontiers comme guide-chef. Ainsi trouve-t-on dans son carnet de guide les signatures d’Auldjo (alpiniste, auteur et dessinateur britannique, vainqueur du mont Blanc en 1827) ou Henriette d’Angeville.
    À ses qualités d’excellent guide de montagne, s’ajoutent des talents de botaniste et de minéralogiste, lui-même propriétaire d’un cabinet d’histoire naturelle réputé pour un des plus curieux et des plus riches des Alpes. Très érudit, on lui doit en outre un petit livret de type touristique intitulé « Le Mont-Blanc, Courmayeur et le Grand Saint-Bernard ».
    Les gravures anciennes le représentent habillé d’une ancienne veste à parements écarlates, telle qu’il la portait dans l’armée napoléonienne en 1812. On le dit « le plus grave et le plus sage des guides de la vieille école ».

    L’ascension du Mont Buet sera leur première excursion ensemble, « moi à dos de mulet, lui marchant à mes côtés » précise Ruskin. Le cheminement au bord du torrent cascadant ne plaît guère au cavalier qui souffre de migraine, de coups de soleil et dont les yeux lui brûlent. Pourtant, il est enchanté par le panorama. « Ce que j’ai vu m’a bien payé en retour, dit-il. Depuis le col au-dessus, la vue du glacier du Tour avec ses étendues blanches était superbe au-delà de toute mesure. Maintenant je vais mieux, le ciel est clair et plein d’étoiles. Il faut que je dorme pour être prêt à un meilleur départ demain. »

    Ruskin est conquis et suit son guide partout. « Gravir des passages raides et des pentes enneigées, franchir des crevasses sur des ponts de neige, j’ai pris plaisir. Qu’aurais-je dit si on m’avait annoncé que je monterais sans fatigue sur l’aiguille des Charmoz en passant sur ce que De Saussure mentionnait avec un certain effroi : un glacier de neige fraîche. » Très rapidement, le guide se révèle le plus précieux des compagnons, un protecteur, ayant une véritable culture de la montagne, des connaissances en minéralogie et en histoire naturelle et possédant des instruments de mesure laissés par des voyageurs.
    Poète de la beauté des montagnes, auteur de Modern Painters, Ruskin fera trente fois le voyage à destination des Alpes. Désormais très liés, il ne se passe pas une occasion pour que client et guide se retrouvent, flânant dans les vallées, passant les cols, errant sur les glaciers ou gravissant quelque sommet. Et lorsque Ruskin doit se rendre en Italie pour y étudier certains grands maîtres de la peinture italienne, Joseph Marie Couttet l’accompagne, s’occupant des contingences matérielles, soignant Ruskin lorsqu’il tombe malade, lui apportant lui-même ses remèdes.
    Ce voyage scelle définitivement une affection mutuelle qui grandira encore au fil des années.

    Jamais un tel attachement ne s’essoufflera et, lorsqu’il voit ses jours comptés, Joseph Marie Couttet exprime le souhait de revoir une dernière fois son « Monsieur » avant de mourir. De retour d’un enième voyage en Italie, John Ruskin fait un détour pour se rendre au chevet de son guide à Chamonix. « Je suis fatigué, plein d’angoisse, de tristesse. La mort de mon vieux Couttet pèse sur moi comme toutes les neiges de Chamonix. Dans quelle solitude me laisse ce départ. Mon cher vieux Guide de Chamonix. Lui qui disait qu’il me donnerait juste neuf sous par jour pour garder les vaches parce que d’après lui c’est tout ce à quoi j’étais bon… »
    Quelques années plus tard, Ruskin dira encore : « Un des amis les plus charmants que j’ai eus dans ma vie était un guide savoyard. Après le repas, quand il avait eu sa demi-bouteille de vin de Savoie, il n’était pas rare qu’il me fasse, pendant que nous remontions une paisible vallée dans la lumière de l’après-midi, une conférence de philosophie, et après que je l’eusse fatigué et provoqué avec mes vues sur le monde, mes réjouissances et les siennes, il se laissait glisser jusqu’à mon valet derrière moi et murmurait en haussant les épaules : le pauvre enfant, il ne sait pas vivre. »

    À Chamonix, John Ruskin laisse son nom à une pâture, vers 1 700 mètres d’altitude sous l’alpage de Blaitière : Plan-Ruskin, un lieu idyllique à ses yeux qu’il rêvait d’acheter. Il laisse aussi son nom à un rocher en haut des Moussoux, bloc erratique orné d’un médaillon à son effigie scellé le 19 juillet 1925 : la Pierre à Ruskin. Dessinateur, peintre, géologue, critique d’art, écrivain et photographe sur daguerréotype, c’est ici, face à la chaîne des Aiguilles, qu’il aimait venir s’isoler et méditer.

    Bibliographie :
    Ravanel David et Dartigue-Paccalet Joëlle – La Compagnie des guides de Chamonix – 200 ans d’histoire(s)- Editions Glénat (2021)
    Pour les citations : Hélard André – John Ruskin et les Cathédrales de la terre – Editions Guérin (2005)