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Remue et fin d’estive dans l’alpe

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Vers la mi-août, même si l’été reste encore très chaud, la lumière tourne déjà vers les couleurs de l’automne. Les troupeaux commencent leur lente descente de l’alpage, suivant, dans le sens inverse, la poussée végétation. La deuxième remue sera couplée à une deuxième pesée du lait fourni par chaque vache. Encore quelques petites semaines en montagne avant la fin de l’estive et le retour dans la vallée. C’est alors l’heure des comptes…

L’article en images

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    De Blaitière-Dessus à Blaitière-Dessous

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    Une désalpe à l’entrée de Chamonix

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    Désalpe dans les rues de la ville

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    Désalpe de Pormenaz : une luge à bras porte le matériel

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    Les meules de gruyère seront partagées entre les consorts

    La deuxième remue, la deuxième mesure et la répartition des fromages

    Les pelouses alpines des premières pâtures ont été broutées. Il est temps de faire la remue. Ainsi, vers la fin juillet, les troupeaux passent de Blaitière-Dessous à Grand Chalet puis à Blaitière-Dessus, tandis que ceux de Chailloux montent à Carlaveyron, ceux de la Flégère à la Remuaz… où les accueillent des écuries et des chavannes plus rustiques encore, mais où, heureusement, ils ne resteront pas très longtemps. On a gagné quelque deux cents mètres d’altitude, l’herbe est plus courte, plus clairsemée… Mais elle est encore plus parfumée, comme si chaque plante avait concentré ses arômes.

    Généralement dans la semaine qui suit l’Assomption se déroulent les deuxièmes mesures du lait. Parfois rattrapé par la neige précoce, le troupeau est redescendu vers l’alpage du bas. Ces mesures sont tout aussi importantes que les premières puisque la moyenne des deux déterminera le quota de fromage auquel a droit le propriétaire. À Blaitière, c’est le 17 août. « Quant à la dernière mesure ledit lait sera tiré sur les 7 heures du soir et sera pesé le lendemain matin en commençant, tant pour les seilles que pour peser, alternativement : – une année dans l’écurie (soit étable) du côté du vent, et en suivant et en suivant (sic) jusqu’à celle du côté de bise – et l’année suivante, l’on commencera dans l’étable du côté de bise, et l’on suivra jusqu’à celle du côté du vent – et l’on continuera ainsi chaque année alternativement, en veillant d’éviter tous abus ou motifs de suspicion. »

    Avant qu’ils ne se partagent le produit de l’alpage, et avant la désalpe, les consorts auront à payer un impôt en nature : l’auciège. Ils ne seront libérés de cette obligation qu’à partir de 1786, en s’affranchissant du Chapitre de Sallanches par le versement de 52 000 Livres.

    Parfois mentionné sous le nom de « chaudriège« , mot dérivé de l’énorme chaudron de cuivre dans lequel on cuit le lait pour fabriquer le fromage, l’auciège est calculé en fonction du nombre de laitières à l’alpage, du volume de lait qu’elles produisent et du nombre de journées inalpées.

    Sous forme de fromage gras (gruyère) ou maigre (sérac), cette redevance est versée au Chapitre de Sallanches. La prémice (premier fromage fabriqué lors de l’inalpage) est due au prieur de Chamonix.

    Le montant de l’auciège versé permet de comparer la « rentabilité » des différents alpages. Ainsi, en 1738, les plus riches, Balme et Arlevé donnent respectivement 164 et 130 livres de fromage. A l’opposé, Les Chéserys et Le Péclerey ne sont prélevés que de 50 et 24 livres. Avec un versement de 93 livres de gruyère, Blaitière se situe à mi-chemin entre ces deux extrêmes. C’est un bon alpage. Il n’est pas très étendu et ne peut pas recevoir autant de bêtes que Balme. Mais l’herbage est de bonne qualité, la quantité de fromage fabriqué le prouve :

    Désignation                Fromages       Séracs

    Balme                         64 livres          86 livres

    Charamillon              120                 65

    Flaizière (Flégère)      122                 65

    La Pendant                 60                    27

    Lognant                      62                    29

    Blaitière                      93                    48

    Arlevé                         130                  72

    Chailloud                    75                    23

    Pécleray                     24                    11

    Chézerys                    50                    11

    Laurèle (Loriaz)          72                    25

    Total                972 livres        451 livres

    Cet impôt en nature réglé, les procureurs procèdent à la répartition des fromages entre les consorts. Ce partage s’opère en bûches, chaque bûche équivalant à six fromages d’environ 25 kilos. En 1784, Jean Michel Cachat est procureur à la Flégère. À la fin d’une saison d’alpage qu’il estime bonne, il note dans son cahier la répartition qu’il a faite des fromages : « Claude Couttet a eu deux tiers, François Tairraz un tiers, une buche pour les deux ; François Folliguet a eu deux tiers, Jean Louis Simond un tiers, une buche pour les deux ; François Tournier a eu 3 buches et deux tiers, Jean Michel Simond un tiers, 4 buches pour les deux ; Nicolas François Monnar a eu une buche et un quart, Michel Carrier trois quarts, 2 buches pour les deux ; Gaspard (…) a eu deux buches et demie, Charlotte Simond une buche et demie, 4 buches pour les deux ; Joseph Marie Tairraz a eu une buche et demie, Joseph Marie Simond une demi-buche, 2 buches pour les deux ; Jean Joseph Cachat une buche, Jean jacques Carrier un quart, Jean Michel Cachat une buche. »

    La désalpe

    Comme l’inalpage, la désalpe est décidée par les procureurs et ne peut avoir lieu que quand la pâture n’est plus possible, soit que la neige ait blanchi la prairie, soit que l’herbage ait été brouté totalement. Certains réglements imposent une durée minimum de soixante et dix jours d’inalpage. Pour une bonne récolte des regains dans la vallée, les procureurs retardent autant que possible la descente des vaches. Cependant, la neige chasse souvent le bétail plus tôt que prévu. Les saisons d’estive durent plus longtemps sur les versants à l’adret, généralement de neuf à onze semaines à la Flégère. Pourtant, en 1799, on inalpe le 30 juillet et le 7 septembre on en redescend déjà ! Du côté ubac, la moyenne est plutôt de 45 à 50 jours.

    Une fois la désalpe faite, il est habituel de considérer comme un communal la prairie de pâture réservée jusque-là aux consorts. Le procureur l’entérine parfois en précisant que les hommes de Chamonix ont le droit de faucher à Bionnassay une fois la désalpe faite, tandis que le fauchage est autorisé au col des Montets après la Saint-Bathélémy (24 août). Parfois des non-consorts profitent du fait que les troupeaux ont déserté les lieux. C’est ce qui se passe à Chailloux où, selon un document ancien, il neige le 5 septembre : les troupeaux descendent. Puis le redoux s’installe et certains sont tentés d’y mettre paître leurs bêtes… Ils seront condamnés par le juge de Chamonix.

    Comme l’inalpage, la désalpe est une belle journée de fête. Dans les villages, chacun est heureux du retour du troupeau, tintinnabulant de plus belle. La Reine à Cornes a mené le troupeau pendant tout l’été. C’est elle qui conduit encore et son propriétaire lui a ceint le front d’une belle couronne de fleurs rouges.

    À ses côtés, voici la « Reine à lait« , couronnée de bleu ou de blanc. Elle n’a reçu son titre qu’après la deuxième pesée, celle qui a déterminé la moyenne de production des laitières, celle qui a défini le pourcentage de fromages attribués à chacun.

    En 1907, l’Echo du Faucigny décrit ainsi le retour de l’alpage : « Samedi de la semaine dernière, les nombreux touristes qui étaient à Chamonix ont assisté à un spectacle annuel, mais peu banal. Aussi est-ce avec curiosité que l’on assistait à la descente des vaches. L’énorme troupeau, composé de vaches possédant toutes la grosse cloche au son argentin, a traversé Chamonix, venant de nos montagnes où il avait passé l’été. L’on admirait avec plaisir la reine des cornes, avec une superbe couronne et de grands plumets rouges sur la tête, et le corps ceint d’une magnifique ceinture rouge. La reine des cornes est la vache la plus forte et qui profite de sa puissance pour battre et gouverner les autres. Au milieu du troupeau, l’on remarquait également, très bien décorée de rubans et de plumets bleus à la tête et aux flancs, la reine à lait, qui est la vache laitière qui en fournit le plus abondamment. Pour nos touristes, c’était nouveau, drôle et poétique tout à la fois. »

    Le fumier

    Les troupeaux pâturant dans les pelouses alpines contribuent à la fertilisation des sols. C’est pourquoi les prairies d’alpage, en dépit de leur altitude élevée et de la courte saison d’été, offrent encore aujourd’hui à notre regard les plus beaux parterres fleuris.

    C’est grâce au fumier, engrais précieux, qu’on appelle fien, bourbe ou druge… et qui peut devenir un produit de commerce, vendu et exporté, par exemple, dans les vignes de la basse vallée de l’Arve au XIXe siècle. Fertilisant naturel permettant un bon amendement des prés de pâture et des champs, on le récupère partout où a séjourné le bétail. Dès le Moyen Age, il constitue une richesse, un bien meuble entrant dans les actes officiels de vente ou les parts d’héritage. Dans certains cas de décès d’hommes liges (sans héritier), le prieur peut considérer qu’il lui en revient le tiers.

    Aussi, que ce soit pendant l’inalpage ou après la descente du bétail, on a soin de le récupérer pour l’étendre sur la prairie qui donnera un meilleur herbage. Ainsi, à Balme, dès que le troupeau se déplace, « les domestiques nommés sont tenus d’en étendre la fiente, et de remuer les piquets« . De Blaitière à la Flégère, de la Pendant à Charamillon, dans toutes les montagnes on « lave le fumier » des étables. Opération obligatoire et dûment mentionnée dans les actes officiels, elle a pour but de faire profiter à tous et au plus grand nombre de parcelles de cet engrais sans lequel les terres d’altitude ne rendent que de bien maigres récoltes. À Blaitière, il est précisé que les procureurs sont tenus de faire laver le fien ou le fumier, c’est-à-dire l’engrais, de le faire s’écouler à leurs frais dans les endroits les plus convenables de ladite montagne. Ils auront chacun, pour leur peine à cet égard, pour lors, la rétribution de 22 livres de sérac à prendre sur ladite montagne lors du désalpage. » L’eau est amenée par une bédière jusqu’à l’écurie où elle sera mêlée au fumier de façon à le délayer pour en constituer une sorte de purin, l’aquagium, qui pourra s’écouler dans les prés alentour. À Balme, les consorts se voient contraints d’aménager des « perchères de la grandeur, concavité, profondeur et forme nécessaires » devant les écuries. L’eau y sera conduite par des « erys » ou rigoles pour « faire écouler le fumier jusque dans les lieux nécessaires définis par les procureurs qui sont responsables du choix de ces lieux ».

    Après la désalpe

    Après la désalpe vient l’automne. Il est temps de rentrer le jardin et de « creuser les pommes de terre« . C’est aussi l’époque de la deuxième foire de l’année. Instituées par Philippe de Savoie Nemours en 1530, les foires ont lieu traditionnellement au printemps le 15 juin et en automne le 30 septembre, tandis que le marché hebdomadaire fixé initialement au jeudi passera au samedi à partir de 1864.

    Pour chaque alpage, il faut clore la saison d’inalpage. Vers la fin décembre, lors d’une « assemblée générale » réunissant tous les consorts, les procureurs présentent les comptes de la saison passée. Ils ont reçu la note du fruitier, les fromages ont été répartis. Un nouveau procureur moderne ou valet est nommé qui viendra seconder le procureur général ou maître nommé valet l’année précédente. Chacun des deux et les deux à la fois auront à nouveau tout pouvoir en tous sujets, qu’il s’agisse de « louer les domestiques » pour la prochaine saison d’estive, de faire faire les travaux sur l’alpage, de régler les dettes et créances, de contrôler le bétail inalpé ou de surveiller les mesures du lait pour répartir les fromages. « Quel que soit le lieu de sa naissance et de sa demeure, quelles que soient ses opinions, le procureur a pour devoir de faire tout son possible sans rien négliger afin d’améliorer, faire progresser et défendre les intérêts généraux de ses co-propriétaires contre le mauvais vouloir et toutes intrigues d’où qu’elles viennent« . Ses décisions ne seront pas contestées tant que les comptes qu’il rendra aux consorts après la désalpe seront approuvés.