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L’emmontagnée

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Enfin, voilà l’arrivée à l’alpage. L’atmosphère calme et silencieuse de la veille n’est plus qu’un souvenir. C’est maintenant un joyeux tumulte de meuglements, de sonnettes, de cris des bergers, de piétinements et de jappements de chiens… Les écuries s’ouvrent pour accueillir les pensionnaires. Il y a les habituées, celles des années passées, qui reconnaissent leur place et qui s’y dirigent tout droit. Mais il y a aussi les nouvelles, affolées, qui regimbent et refusent d’entrer. L’emplacement de chacune des vaches est précis et correspond au numéro de fond de chaque Consort. À Loriaz, comme à Charamillon, une quinzaine de bâtiments entourent la chavanne. Chacun peut abriter douze vaches. À Blaitière et à la Pendant, les bêtes se rangent toutes dans un seul bâtiment tout en longueur, mais avec des emplacements très clairement identifiés. Par exemple, le 26 décembre 1766, Marie Garny épouse Couttet vend à Joseph Marie Carrier, sergent royal, un fond de vache à Blaitière avec sa place à l’étable « de la Cuar, en entrant à droite » pour le prix de 17 Livres de Savoie.*

 

 

 

 

L’article en images

  • Légende photo :

    Le Plan des Reines Balme-Charamillon

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    Une Reine à Cornes

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    La bataille des reines selon les écoliers des Montquarts 1954

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    Les deux dernières combattantes

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    Combat des Reines – Dessin de 1956

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    Combat des Reines à Balme – 1958

    Les procureurs, le maître et le valet, sont là, inscrivant sur le grand registre cartonné les noms de toutes les bêtes inalpées, mentionnant leur couleur (noire, fauve, « violettée » ou « patiolée« ) et le nom de leurs propriétaires. En face, est noté le numéro du fond de vache que l’on peut retrouver sur les courroies des sonnettes. La sélection des races (Abondance, Tarine, Hérens…) ne se fera qu’au XIXe siècle et l’on voit indifféremment des robes noires, blanches ou fauves.

    Formant une couronne au-dessus de la vallée de Chamonix, les alpages proposent leurs belles prairies d’altitude où fleurissent les plus parfumées des pâtures. Grâce à cette nourriture goûteuse, les vaches donneront un délicieux lait crémeux dont on fabriquera le plus somptueux des gruyères : un très grand revenu pour le paysan montagnard. L’économie rurale de montagne est à ce point tendue que l’on ne laisse rien au hasard : en alpage comme dans la vallée, un brin d’herbe est un brin d’herbe. Le nombre de fromages fabriqués en alpage est dépendant de la quantité de lait produit par les vaches, laquelle est dépendante du nombre de vaches laitières paissant sur cet alpage. C’est très simple, arithmétique. Une bête ne donnant pas de lait n’est pas bienvenue à l’alpage car elle broute le brin d’herbe destiné à une laitière… Ne participant pas aux bénéfices, elle doit payer sa nourriture. Les vaches laitières seront donc préférées et auront droit à la pâture gratuite.

    Si la quantité d’herbage disponible l’autorise, les procureurs peuvent tolérer d’autres têtes de bétail, mais ce ne sera pas gratuitement. À Balme, en 1802, on accepte les génisses, mais il faut payer leur pension, deux Livres et huit sols en monnaie de France. Il en est de même pour une vache dont le lait s’est tari parce qu’elle a été boe, c’est-à-dire fécondée, et qui sera donc considérée comme de nul produit. En 1793, Jean-Michel Cachat dit le Géant paie 2 Livres et 3 sols pour l’inalpage à Bayer de deux génissons, le Grioton et le Moutelon, ainsi qu’un bouc de quatre ans.

    Si sa production de lait se tarit au cours de l’estive, le calcul se fera au prorata de sa production. À Blaitière, en 1792, on précise que « celles qui n’auront qu’une livre de lait, leurs maîtres payeront deux Livres de monnaie et profiteront alors de leur lait. Quant à celles qui n’auront pas une livre de lait, elles seront regardées comme de nul produit, par conséquent on ne devra plus les traire, et leurs maîtres payeront 3 Livres dite monnaie à ladite montagne. Quant aux vaches qui auront plus d’une livre de lait et qui n’en auront pas deux, leurs maîtres seront tenus de payer 5 sols par chaque cailleret dudit lait qui manquera depuis ladite première livre jusqu’à deux. »

    On examine la dentition des jeunes vaches, chose courante et assez facile puisque les bovins ont des dents de lait : « les âges, dents, qualités desdits bestiaux le jour dudit analpage« . À Blaitière, en 1790, les « génisses de 4 dents (soit 3 ans), payeront 3 livres, quant à celles de 2 dents (soit 2 ans et 3 mois), elles payeront 2 livres 10 sols, quant aux veaux qui auront la dent de lait seulement ils payeront 2 livres.

    François Garnit, procureur à Blaitière en 1798, autorise sept veaux, une génisse de deux dents, six génisses de quatre dents. La rétribution versée par les propriétaires pour ces animaux s’élève à quelque 56 Livres, soit le quart de la recette de la montagne, vente de fromage non comprise.

    Les vaches ont trouvé leur place dans l’écurie, attachées par un solide licol métallique. Elles peuvent prendre un peu de repos, après la montée éprouvante à l’alpage. Bientôt, il va être l’heure de la traite. Interdite pendant la montée à l’alpage par les propriétaires, ce sera la première organisée à la montagne et elle est réservée aux bergers.

    À la chavanne, les procureurs, nantis du pouvoir de direction de la montagne selon l’acte notarié de reconnaissance, règlent les derniers problèmes de cette emmontagnure. Les consorts, rassurés, ont obtenu pour leurs bêtes le droit de pâture correspondant à leurs parts. Il faut parfois résoudre un problème litigieux en cas de déclaration mensongère concernant le bétail : maladie, tarissement du lait, agressivité excessive…

    On se prépare à la bataille des reines.

    Les textes les plus anciens n’en font pas mention. Aucun réglement, aucune « reconnaissance » ne fait état d’une quelconque tradition concernant les combats des reines. C’est pourtant une habitude incontournable lors de l’inalpage, d’aussi loin que remonte la mémoire vive dans la vallée de Chamonix, dans le Valais et dans le val d’Aoste. D’aucuns situent l’origine de cette coutume à l’époque celtique, d’autres à l’occupation romaine, s’appuyant sur la tête de taureau, bronze antique trouvé à l’emplacement de l’ancienne octodurum. D’autres, enfin, proposent la théorie selon laquelle les vaches de la race d’Hérens seraient cousines avec les vachettes d’Andalousie, particulièrement belliqueuses.

    L’on s’accorde, en tous cas, sur le fait que, le nouveau troupeau constitué à l’alpage, issu du regroupement de nombreux petits troupeaux, a besoin d’une meneuse. Déjà pendant la montée à l’alpage, on a senti l’excitation grandir entre les bêtes. Aussi, après un peu de repos à l’écurie, lorsqu’on les reconduit à la pâture, on les voit se bousculer, meugler et dresser leurs cornes les unes contre les autres.

    Entre Balme et Charamillon se trouve le Plan des Reines, le bien nommé. C’est là qu’elles se rassemblent. La plupart ne se sentent pas concernées et broutent tranquillement, ignorant l’enjeu de la compétition. D’autres, nerveuses, se mettent à gratter le sol de leurs sabots avant de se lancer dans la bagarre générale. Par deux et front contre front, elles luttent, poussent ou résistent violemment. La lutte est de courte durée et les combattantes ne se blessent jamais grièvement. Une corne cassée tout au plus. Les plus faibles abandonnent rapidement, chassées par les plus fortes.

    Procédant par élimination, il ne reste bientôt que les plus bagarreuses, « la robe maculée de sueur et de terre, le mufle baveux, les yeux injectés de sang, véritables vaches de combat, inquiètes et trépidantes. » Le combat continue jusqu’à ne laisser qu’une seule grande gagnante, que l’on a pu comparer à un buffle sauvage dans la brousse. Celle qui a triomphé de toutes ses concurrentes est désormais la « reine à cornes« . Véritable matronne, elle prend la tête du troupeau et le mènera pendant tout l’été dans les différents pâturages.

    Avec la sélection des races, la vache d’Hérens semble tout-à-fait taillée pour la bagarre. Ses pattes sont fines mais solides, c’est une montagnarde. Mais avec un garrot très développé, elle est robuste et le XXe siècle en a fait une vache de combat davantage qu’une vache laitière. Avec un titre de reine à cornes, elle devient une fierté et une richesse pour son propriétaire : elle est l’enjeu de gros paris et peut être élevée spécialement pour le combat, nourrie selon des procédés gardés jalousement secrets. On se fait une gloire de posséder une vache susceptible d’engager la lutte et un très grand honneur de posséder en son écurie la « reine à cornes« .

    * Dans les manuscrits d’archives, le mot « livre » est utilisé pour indiquer une unité de monnaie ou une unité de poids. Pour rendre la lecture plus aisée, j’ai choisi arbitrairement de l’écrire avec une majuscule dans le premier cas et avec une minuscule dans le deuxième.