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Marcel Wibault, la lumière des cimes

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« Les peintres de montagne sont rares. » Marcel Wibault peignait ce qu’il voyait, dédaignant, pour les paysages, le travail en atelier à l’aide de photos ou de notes. Et c’est sur place, là-haut, qu’il préférait aller chercher ses sujets, au sein de cette montagne qu’il aimait tant.« Depuis hier, elle est magnifique la montagne. Le Mont-Blanc est éblouissant. Je vais remonter aux glaciers. » (juillet 1937)

Page publiée avec l’aimable autorisation de Lionel Wibault, fils du peintre.

Diaporama de l’article

  • Légende photo :

    Vallée Blanche depuis les Flambeaux

  • Légende photo :

    L’aiguille de Bionnassay

  • Légende photo :

    Les aiguilles de Chamonix depuis le Mont Lachat

  • Légende photo :

    Lumière d’Orient sur la Noire et la Blanche de Peuterey

  • Légende photo :

    Le Lac Blanc du matin août 1948

  • Légende photo :

    Les Grands Charmoz face nord

    Probablement vais-je être pris pour une semaine de Haute-Route de Chamonix à Zermatt. Huit jours de glaciers, huit jours de sport sauvage… J’aime, c’est drôle et puis on voit de belles cimes fières et des vallées profondes et solitaires et des edelweiss et des chamois ! Là-bas, au fond du Valais, c’est beau. » (juillet 1937) La montagne, il en connaissait toutes les splendeurs et tous les abîmes. Par son art, il en ouvrait les portes, comme un jardinier ouvre les grilles de son jardin.

    Certains points de vue, les plus pittoresques dans la vallée, étaient particulièrement connus des chasseurs d’images, peintres ou photographes : Samotheux, La Joux, Charousse, Trélechamp, etc., Marcel Wibault les privilégiait. Mais il privilégiait également, outre ces sites fabuleux, les meilleures conditions de lumière. Il savait combien la magie des couleurs opère lorsque les glaciers, étincelants de blancheur, se couvrent du voile rosé du soleil couchant. C’est un moment féérique que le peintre doit saisir, la montagne élevant vers le ciel un dôme rougeoyant, apocalyptique, pendant que la vallée, déjà, entre dans l’ombre. Marcel Wibault connaissait cet instant fugace, juste avant la nuit.

    Il connaissait aussi la splendeur de la lumière du matin, quand le soleil pointe ses premiers rayons par-dessus la crête des montagnes, instant magique où le paysage est inondé d’or. Chaque relief, chaque fleur, chaque trace dans la neige, chaque sapin de la forêt s’ourle alors d’un feston doré du plus bel effet. Marcel Wibault choisissait avec un soin renouvelé ces heures somptueuses où l’atmosphère est transparente, lavée par la pluie et le vent. Les rayons du soleil couchant allument alors mille feux sur les glaciers et les aiguilles enneigées. Il aimait aussi les « batailles de nuages », ces moments de turbulence où les nuages dansent et tourbillonnent autour des aiguilles donnant au paysage mouvement et vie. « Dans les trous de nuages, on voit les cimes immaculées qui brillent. Comme l’air est léger ici. »

    Pour chacun de ses tableaux, pour chaque site où il souhaitait installer son chevalet, il étudiait soigneusement l’heure la plus favorable. Il s’installait et pouvait attendre, parfois pendant deux heures, avant de commencer à peindre. Il choisissait également la saison, ainsi cette Aiguille Verte peinte pour l’hôtel de la Couronne à Argentière en automne 1993, probablement une de ses dernières œuvres. Le commanditaire avait souhaité que soit représentée la « montagne d’Argentière » : la Verte, « le plus haut sommet entièrement situé en France », mais sans les pylônes des remontées mécaniques ! Le peintre avait opté pour le panorama depuis le col des Montets et la magnificence des couchers de soleil en automne, révélant l’or des mélèzes. « Je te voudrais tant pour compagne de ces randonnées de vie libre, […] ces sorties sur l’alpe, ce beau et grand paysage. […] « J’ai peint au Lavancher, un joli coin où nous irons aussi. »

    Lorsqu’il se rendait, au fil des commandes et des saisons, d’un site à l’autre, de Servoz au Lavancher ou de Vallorcine aux Contamines, Marcel Wibault aimait être accompagné de Manite, son épouse. C’était elle qui conduisait la petite 4CV, puis elle s’asseyait tranquillement à côté de lui, lui faisant parfois la lecture tandis qu’il peignait.

    L’artiste adorait ces « pastorales », toiles magnifiques où il mettait en scène, au pied des montagnes majestueuses, des chalets de bois traditionnels et des alpages fleuris. Quelques coups de pinceau… et l’on aurait pu sentir le parfum des madriers des chalets centenaires. Encore quelques coups de pinceau, et les glaciers naissaient, « sublimes horreurs » telles qu’au XIXe siècle. Une petite barrière de bois, un lac reflétant les cimes enneigées, un clocher ou une cheminée… ajoutaient les petites touches d’harmonie dans la composition du tableau. Marcel Wibault avait une facilité, une aisance dans le choix de ses cadrages et dans son coup de crayon dignes des plus grands maîtres. Un vrai don, fructifié par des années de travail…

    En montagne, le paysage est aussi beau en hiver qu’en été. Marcel Wibault en était bien conscient lorsqu’il vint s’installer à Chamonix. Il appréciait la lumière froide de l’hiver et ses camaïeux de bleus et avait une prédilection pour les sites vierges, un peu éloignés du monde, où la neige n’avait pas encore été foulée. Pour s’y rendre, il chaussait ses skis métalliques pliants – fabrication « maison » –, dont les spatules se vissaient au bout des skis. Peu conformes aux modèles classiques, ils étaient moins encombrants et pouvaient entrer dans son sac à dos.

    « Un jour, nous sommes partis du haut des pistes des Houches. Nous avons commencé de descendre la piste bleue jusqu’au moment où il s’est arrêté : “On va s’installer là !” a-t-il dit. C’était au détour d’un virage. La neige poudreuse immaculée s’étendait devant nous. Aucune trace ne venait la tacher. Le soleil n’avait pas encore touché de ses rayons ce coin de montagne et les arbres portaient sur eux ce blanc manteau, léger et fragile, qui s’alourdirait aux premiers rayons. À ce moment, la montagne gardait encore sur cette pente vierge son ombre bleue et glacée. “Mais il fait trop froid !” “Non, c’est le bon éclairage, et je ferai un bon tableau !” Une heure plus tard, les doigts et les pieds engourdis par le froid, le peintre donnait sa dernière touche à un splendide paysage d’hiver. » (Alice Bô)

    Charousse, le mont Lachat ou le col de Voza, Trélechamp, Le Tour ou la Rosière… En hiver, le charme pittoresque opérait comme en été, sublimé par le talent du peintre. Les contrastes entre couleurs froides et couleurs chaudes y prenaient alors toute leur ampleur, les cristaux de neige au soleil accrochant des ocres scintillants tandis que l’ombre se teintait de violets glacés.

    Mais c’est surtout en haute montagne que Marcel Wibault aimait chercher ses sujets d’inspiration. Les lignes élancées d’une aiguille, aperçues depuis la vallée, un nuage tourmenté encapuchonnant un sommet, l’éclair d’un dernier rayon de soleil au couchant… Il réservait les mois d’été, où les conditions en haute montagne sont les meilleures, pour ses incursions d’altitude. On le voyait monter en refuge quand la plupart des alpinistes en redescendaient, ceci afin d’être à pied d’œuvre, le lendemain matin, avec le meilleur éclairage des grandes faces de granit. On le disait « taillé en athlète de la montagne, le corps rude, aussi rude que les pics qu’il affrontait, le visage buriné par le soleil, l’œil un brin malicieux, la chevelure zébrée de fils d’argent, offrant à la fois l’aspect du montagnard et la mentalité du poète ».

    Parfois seul, parfois accompagné d’un ami, il montait lourdement chargé. Outre son casse-croûte et sa gourde, il devait emporter des vêtements chauds et imperméables, du matériel de montagne avec piolet et crampons, et par-dessus tout, un mini-chevalet avec palette et pinceaux. Sur le dessus du sac et pour compléter son équipement, un support spécial lui permettait de fixer, face à face mais sans se toucher, deux panneaux d’isorel au préalable recouverts de plusieurs couches d’ocre, « prêts à l’emploi », avec un fond de couleur ! Au total, il avait sur le dos un sac de près de vingt kilogrammes pour aller chercher, sur les glaciers ou les moraines, l’endroit où le coup d’œil serait le meilleur, la lumière la plus propice et le cadrage le plus approprié.

    Marcel Wibault n’était pas guide de haute montagne, mais sa passion pour l’alpinisme et son passé au CAF lui avaient donné de solides bases. Il arpentait depuis tant d’années les sentiers et les glaciers que la plupart des itinéraires classiques lui étaient familiers. C’était, à ses yeux, un atout indispensable à la réussite d’un tableau. Résistant à la fatigue, il était capable, même lourdement chargé, de marcher de longues heures durant, d’escalader jusqu’au point de vue qu’il s’était fixé pour exécuter une peinture hors du commun. Les emplacements qu’il choisissait et qui offraient de beaux cadrages n’étaient jamais très confortables : pas facile de planter son chevalet dans la neige et les rochers. Le vent lui procurait souvent de beaux effets mouvants de nuées qui remontaient le long d’une paroi ou qui s’enroulaient autour d’une aiguille. Mais ce même vent pouvait, d’une brusque rafale, renverser chevalet, tableau et palette ! – principal adversaire du peintre, il était souvent violent et subit en altitude –, et voiler en quelques minutes son sujet. Mais il était parfois son principal ami, pouvant, en quelques minutes, ouvrir une magnifique fenêtre sur le glacier, éclat de lumière inespéré.

    Monté la veille pour dormir en refuge, il lui arrivait de redescendre bredouille le lendemain, le mauvais temps s’étant installé pendant la nuit. Au contraire, il pouvait avoir la chance, s’étant levé tôt, de « saluer l’aurore » avec une lumière du matin incomparable qu’il fallait rapidement capter sur la toile. Il se hâtait alors de transcrire les effets les plus saisissants du relief, à la lumière des rayons obliques du soleil levant. Mais il fallait travailler vite, se battre aussi contre les heures, les effets magiques des premiers rayons s’estompant au fur et à mesure que le soleil montait dans le ciel, écrasant les reliefs.

    Après avoir soigneusement choisi l’endroit où il pouvait le mieux cadrer son sujet, il s’installait et plantait son chevalet. Il y fixait un panneau d’isorel et traçait, rapidement, à la craie les principaux traits de son paysage, resserrant ou élargissant son cadre de vue. Il optait ensuite pour un premier plan, des rochers couverts de neige ou un beau granit doré par le soleil. Perché sur une vire, les doigts engourdis de froid et le chevalet secoué de rafales, il avait ainsi la possibilité de mettre en valeur ces effets naturels si particuliers et si beaux… Travaillant à la façon des photographes, il se mettait « à l’affût » d’une impression, d’une lumière, d’une ligne furtivement dévoilée par un coup de vent. Ses esquisses terminées, il commençait à peindre, ses différentes brosses à portée de main. Pour la très haute montagne, son matériel avait été volontairement réduit : chevalet plus petit, palette plus petite. Il débutait par le ciel, exécuté d’un seul élan, puis il descendait, peignait les montagnes et terminait par le premier plan. Très rapide, pour ne pas laisser s’échapper cette extraordinaire ambiance qui l’avait impressionné, il exécutait son tableau en à peine plus d’une heure. Satisfait d’avoir déniché un joli point de vue, il y revenait volontiers, installant à nouveau son chevalet au même endroit. Mais c’était à chaque fois une autre lumière, une autre atmosphère, des nuages plus denses ou un ciel plus pur. Quelle plus belle chose, quelle plus belle surprise que cette lumière fugitive qui, chaque jour et à chaque instant, transforme le paysage !

    À ses capacités physiques de montagnard, Marcel Wibault pouvait ajouter le bénéfice de ses connaissances géologiques. Il traduisait, par le pinceau, les aspects les plus secrets de la roche, des aiguilles, grains de quartz ou feuilletés d’ardoise. La formation des montagnes et les grands élans tectoniques transparaissaient dans ses coups de brosse énergiques, dressant les monolithes granitiques.

    « La première fois que j’ai aperçu Marcel Wibault, c’était aux environs des années 42, au refuge Albert-Ier. Ce jour-là, il ne peignait pas, mais crayonnait seulement. […] Les années passant, Marcel Wibault a su donner à ses paysages de montagne toute la violence des couleurs de nos montagnes. Mais ici le mot “violence” n’a pas un sens péjoratif. Il évoque le contraire de la fadeur de certaines toiles qui n’ont aucun caractère. »

    Et si toute silhouette humaine, tout alpiniste étaient bannis de ses tableaux de montagne, c’est parce que l’œuvre était consacrée à la montagne seule. Sa puissance de pénétration des paysages lui permettait de restituer au plus juste ce qu’il voyait. Maître dans l’art de saisir la bonne couleur, il rendait vivant tout ce qu’il peignait.