Skip to main content

Mon village, les Pèlerins

RUBRIQUE : , ,
| ,

Souvenirs de René Bozon recueillis en 2006.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, je garde en moi l’image très précise d’un village pastoral et de sa vie, partagée entre la culture des terres, l’élevage du cheptel, l’exploitation des bois et l’activité touristique déjà en marche. Les Pèlerins, c’est le village natal de Jacques Balmat.

Diaporama de l’article

  • Légende photo :

    Aux Pèlerins d’en Haut, la maison de Jacques Balmat selon une gravure ancienne

  • Légende photo :

    1931 – La famille Bozon devant sa maison.

  • Légende photo :

    1939 – Les écoliers des Pèlerins

  • Légende photo :

    La « Cubelette » bar-restaurant familial proche de la piste de ski des Pèlerins.

  • Légende photo :

    Vers 1939 – L’équipe de bobsleigh

  • Légende photo :

    René Bozon et ses amis plaisantant avec une luge à bras lors de travaux sur la route.

    Aussi loin que remontent mes souvenirs, je garde en moi l’image très précise d’un village pastoral et de sa vie, partagée entre la culture des terres, l’élevage du cheptel, l’exploitation des bois et l’activité touristique déjà en marche.

    Les Pèlerins, c’est le village natal de Jacques Balmat.

    C’est ici qu’il fonda une famille, d’ici qu’il partit pour la conquête du Mont-Blanc en 1786 avec le Docteur Paccard. La ferme qu’il fit construire en 1787, tout en haut du village, sera transformée pour devenir, en 1934, un chalet-hôtel. C’est dans ces bâtiments, déjà rénovés par la famille Favret, que ma mémoire m’entraîne…

    Nous sommes au début des années 30. Je me souviens des soirées d’hiver où une partie des villageois se regroupaient là, au chaud. On y contait des histoires et on y jouait au tarot dans une atmosphère paisible, amicale.

    La journée de travail terminée, on aimait aussi se retrouver dans les deux ou trois bistrots existants, autour du pot traditionnel. Tout a disparu aujourd’hui, comme d’ailleurs la majorité des acteurs du moment, et c’est une part importante de notre village qui n’existe plus.

    Mes souvenirs me ramènent aussi vers ces journées d’hiver où la route pentue du village était le rendez-vous des jeunes et des moins jeunes venus s’adonner à des parties de luges effrénées qui duraient parfois jusqu’aux premières heures des nuits de pleine lune, dans une ambiance impossible à retrouver aujourd’hui.

    Dans ces moments-là, la neige était un trait d’union fantastique, génératrice de contacts, d’amitié, voire d’amour.

    Je dois dire que l’hiver était aussi mis à profit pour réaliser les « battages », c’est-à-dire passer à la machine la récolte d’avoine pour en séparer le grain de l’ivraie, le premier servant de nourriture aux chevaux, et la paille assurant la propreté de l’étable. Les hommes se réunissaient après le souper durant une paire d’heures, tandis que les femmes tricotaient ou parlaient. Le groupe allait de ferme en ferme au moins une fois par semaine.

    Bien sûr, le battage se terminait par un substantiel casse-croûte.

    C’est en hiver également, profitant de la neige, que le bois, combustible essentiel des fourneaux de cuisine et des fourneaux de pierre, était transporté de la forêt vers la maison sur des luges à bras. On le coupait au printemps et il séchait l’hiver suivant.

    Le printemps était le temps des semailles. On plantait les pommes de terre et les graines potagères. Les vaches étaient mises à l’herbe, et certaines d’entre elles se préparaient à la montée en alpage début juillet.

    C’est l’été que l’activité était la plus grande, entre les travaux des champs et le tourisme. Les hommes parcouraient la montagne pour guider le client, les femmes assuraient l’accueil des touristes et, pour la plupart, se consacraient aussi au travail rural, aidées par les personnes âgées et les enfants.

    L’automne, la vallée retrouvait son calme.

    Le village des Pèlerins, bien que situé à l’ubac, est relativement bien ensoleillé. Cela me rappelle une inquiétude de mon enfance : j’imaginais que l’Aiguille du Midi se brisait et que cette gigantesque masse rocheuse basculait sur le village, écrasant tout sur son passage.

    Parvenu à un âge dit respectable, ces souvenirs sont toujours présents à moi, mêlés à d’autres, bien plus tristes.

    A chaque génération, ma famille a perdu un être cher, emporté par une avalanche dans des conditions quasi identiques. La montagne ne nous a pas épargnés.

    Elle est là, cependant, toujours présente. Blanche, immaculée en hiver, passant du vert tendre aux teintes cuivrées au printemps, illuminée en été, se ternissant peu à peu et éclatante de couleurs particulières en automne ; et tout cela, si l’ouest le permet, avec des couchers de soleil incomparables à travers les saisons.

    Jusqu’à la fin de mes jours, et tant que faire se peut, mes regards se porteront toujours vers ces montagnes qui nous ont tant pris, mais aussi tant donné.

    Ces regards mille et mille fois portés, sans jamais être saturés.

    Mon point de départ ou mon belvédère sera toujours mon chalet au milieu du village des Pèlerins.

    J’ai des regrets, bien sûr, et souvent mes pensées vont vers cette rupture, ce partage du village, dû à la construction de la route internationale, et le mode de vie qui s’en est suivi, la société de consommation qui en résulte, la multiplication de l’information…

    Que de fois, je me revois gardien de vaches sur l’emplacement des HLM, au milieu des bois de vernes et la verdure où les bergers se retrouvaient à la fin de « l’en champs » et rentraient ensemble vers les étables familiales.

    C’était aussi l’âme du village. Toute cette ambiance a disparu.

    La vie d’un homme se réalise en grande partie dans son village natal, elle ne peut être dissociée de celui-ci.

    Prendre le chemin de mon village après des engagements, des contraintes, des charges et des devoirs, me redonne un sentiment de bien-être, de sécurité dans ce havre bénéfique.

    Je crois que ce sentiment-là nous conduit jusqu’au crépuscule de notre vie, avec, quand même, l’espérance de nous être accomplis à travers des événements heureux ou malheureux, au rythme des impondérables et malgré les embûches qui jalonnent notre itinéraire.

    Souvenirs de René Bozon recueillis en 2006