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Là-haut

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À Chamonix, le printemps, le fori, a chassé les frimas, la température s’est adoucie, la neige a fondu. Il reste quelques amas de neige durcie dans le fond des couloirs d’avalanches ou dans quelque recoin de forêt où le soleil tarde à venir. En bas, enfin, l’herbe a reverdi. La très longue période de stabulation terminée, le bétail est libéré de sa prison. On a vu les animaux sortir de l’étable en se bousculant, courant et sautant comme ivres d’air vif et de soleil. Ils paissent maintenant dans les prés voisins et dans les communaux proches du village. Dans le haut de la vallée, les sources de l’Arve ont creusé leur lit dans une belle conque de prairie. Tout autour, sur les versants, entre forêt et éboulis, les replats des épaulements ont reverdi.

L’article en images

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    L’alpage de Chailloux.

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    À Pormenaz en 1905

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    L’alpage de Loriaz sur fond de Chardonnet et glacier du Tour

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    Les écuries de la Flégère inscrites sur la mappe sarde de 1731

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    L’alpage de Lognan en 1905

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    Depuis Chamonix, la clairière bien visible de l’alpage de Blaitière et du Pré du Rocher.

    C’est dans ces directions que se tournent les regards. Dans chaque hameau, dans chaque maison, on connaît son alpage et ses limites : une cassure de terrain, une « chantèlée« , un torrent, une parcelle boisée… Qui pourrait dessiner aujourd’hui les limites de l’alpage de Bayer, décrit en 1790 : « toute l’étendue de terre en pâturages, roches, ravins et autres natures comprises sur le territoire actuel de la commune de Chamonix entre la montagne de la Pendant au nord, le sommet des aiguilles Verte et du Dru au levant, les rochers du Cé au midi et le terrain dit La Rualle au couchant » ?

    Pourtant, ces terres, pour communautaires qu’elles soient, ne sont pas communales mais bien privées. En suite de l’élaboration de la mappe sarde, elles sont indiquées par les numéros de parcelle. Ainsi, Blaitière « située derrière la présente communauté et inscrite dans la mappe de ladite communauté sous les numéros ci-après sauf erreur : 16991, 16992, 16996, 16998, 16999, 17000 et 17000 et demi. »

    De même, l’alpage de La Flégère est inscrit sous les numéros 5350, 61, 62, 63, 64 et 21368, confinée de toutes parts par les communaux de Chamonix.

    Toutes ces terres d’altitude, entre 1700 et 2000 mètres environ, sont dédiées à l’alpage. Espaces privilégiés recouverts de neige et souvent inaccessibles pendant l’hiver, ils bénéficient en été d’une flore exceptionnelle. Soumises à des conditions climatiques sévères – vent, neige, rayons de soleil ardents, froid… – les plantes sont souvent courtes sur tige mais exhalent de capiteux parfums et explosent de couleurs sublimées. Cette flore est une aubaine pour le bétail qui s’en régale. C’est aussi une chance pour le paysan qui en tirera parti avec un fromage très recherché.

    Toutes ces prairies d’altitude sont exploitées, qu’elles soient petites ou grandes, qu’elles possèdent un relief doux ou, au contraire, qu’elles se situent dans des « ruppes » rapides ou des « lanches » étroites que l’on réservera au jeune bétail… Plus de deux mille hectares de terres utilisées seulement trois mois par an. Mais plus de deux mille hectares de terres indispensables à la survie des habitants. S’il en était besoin, les actes de succession démontrent, tout au long des XVIIIe et XIXe siècles l’importance que les paysans leur accordent. Ainsi, en 1816, une succession donne les trois quarts d’un demi-fond à Bayer à Théodore Charlet. Ces chiffres, mathématiquement, accordent à ce consort le droit d’inalper une vache une année sur huit : dérisoire aujourd’hui quand on sait où est situé Bayer. Et pourtant… Théodore Charlet usera largement de ce droit.

    Peu visibles depuis la vallée, les bâtiments d’alpage sont des modèles d’intégration à l’environnement. Généralement adossés à la pente, épousant le relief naturel de la montagne, ils sont de faible hauteur, parfois semi-enterrés. Prévus pour la seule saison d’estive, on n’y met pas beaucoup de budget. Ce sont des constructions précaires faites de matériaux trouvés sur place : la pierre des moraines alentour et le bois des forêts voisines, réservées à cet usage : les réglements interdisent « de couper ou faire couper aucune pièce de gros bois de ladite montagne sans le consentement exprès des procureurs authentiques à l’exception de ceux qui seront nécessaires pour la construction ou réparation desdits bâtiments. » Le sol sera de terre battue.

    Ces bâtiments doivent être avant tout fonctionnels et répondre aux besoins de l’alpage. Les bêtes doivent trouver un abri pour la nuit. L’écurie prévoit une place pour chacune, selon le numéro du fond de vache, soit dans une grande écurie collective comme à Blaitière, soit à l’intérieur de plusieurs bâtisses comme à Loriaz, où elles se serrent les unes contre les autres, leurs flancs presque touchants.

    Contigü à la chavanne on a prévu le « frédié« , semi-enterré où le lait tiré de la veille peut être conservé au frais. Mais pour être efficace, il faut de l’eau ! Les sources, les torrents proches sont canalisés vers la chavanne. Les installations pour chauffer le lait et fabriquer le fromage sont privilégiées, au détriment du logement des « domestiques« . Fruitiers, bergers ou autres bûcherons sont embauchés pour un travail saisonnier qui ne durera, dans le meilleur des cas, que deux mois et demi. Même si leur couchette est sommaire, ils ne s’estiment pas méprisés pour autant, connaissant les conditions de travail et les gages qu’ils toucheront à la fin de l’été. Le mobilier des hommes se réduit bien souvent à une table et un banc, ainsi que des bat-flanc rustiques. En 1784, De Saussure passe trois nuits à Blaitière-Dessus où il a « la jouissance libre et tranquille de toute la cabane ». Il s’y trouve plus au large que dans le chalet du Montenvert mais précise que « l’air y jouait à peu près avec la même liberté, car le chalet n’était construit que de poutres mal équarries et mal dressées« . Il trouve charmant de voir de son lit briller les étoiles au travers des joints des poutres, un sentiment que ne partagent sans doute pas les bergers les jours de mauvais temps !

    Au cours des siècles, les écuries et les chavannes ont de maintes fois été « ruinées« . Crues de torrent, foehn dévastateur, foudre ou avalanches… En altitude, les conditions climatiques deviennent vite extrêmes. C’est pourquoi il faut choisir judicieusement les lieux d’implantation des bâtiments, lesquels doivent aussi se trouver au centre des prairies de pâture, les bergers devant y faire revenir les bêtes pour la traite du soir et la nuit.

    À Balme et à Charamillon, le relief du terrain est propice à l’alpage. On pourra adosser les écuries à la pente sans grand risque. Chailloux se cache derrière des rochers, les Chéserys et la Charlanon s’abritent d’un éperon. À la Pendant, il faut coller à la pente, en épouser le relief, dissimuler les chalets dans le creux de la conque. À La Flégère, les chavannes sont reconstruites et déplacées à plusieurs reprises. À La Barme, un bienvenu gros rocher formant grotte sert de tremplin à l’avalanche… À Loriaz, on reconstruit les écuries auparavant installées au Plan de l’Au et détruites par une avalanche. Mais le nouveau site manque d’eau et d’importants travaux d’amenée sont nécessaires.